Mot des commissaires
JULIE ALARY-LAVALLÉE ET DOMINIQUE LAQUERRE
Croire
Depuis plus de cinquante mille ans, l’être humain cherche à maîtriser et ordonner le monde ainsi qu’à le façonner à son image, aussi imparfaite soit-elle. Au fil de l’évolution, des agressions, des révolutions et des régressions, il s’est hissé au sommet du vivant. À bout de l’excès et de la succession des « ismes », il s’étonne aujourd’hui, et plus que jamais, devant la précarité de ses constructions et le déclin de la planète qui lui sert d’habitat. Nous voici en 2020 face à la fragilité de la condition humaine, que certaines sociétés avaient oubliée, et à l’ébranlement des structures bancales qui soutiennent le système capitaliste néolibéral. À la recherche de solutions de rechange, nous continuons de croire individuellement et collectivement.
La 9e Biennale nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières (BNSC) s’inscrit dans le champ élargi des pratiques artistiques liées à la spatialité. Elle offre à neuf artistes et à quatre groupes d’artistes un espace d’identification et d’exploration des croyances qui organisent le monde et qui les meuvent en cette époque d’incertitude. Critiques et éloignées des grands récits religieux et politiques, leurs initiatives originales rassemblées nous font naviguer à travers des visions, des constats et des causes, peut-être modestes à première vue, mais dont la portée relève d’une force de transformation systémique importante. Nous avions d’abord suggéré aux artistes invité-e-s de réfléchir aux croyances, tant celles qui mobilisent l’individu que celles qui le paralysent. Or, ils et elles ont choisi un angle salutaire pour contrer l’inertie.
Évidemment, cerner de nos jours le domaine des idéologies et du croire constitue un objectif d’une ampleur incommensurable et expose la BNSC à opter pour une posture de candeur. CROIRE est un terme qui dévoile ce que nous jugeons essentiel, ce qui dirige nos actes et nos principes de vie, sollicitant l’ensemble de nos efforts quotidiens à un moment où nous semblons confronté-e-s à un tournant historique. Expression d’une variété de points de vue et de stratégies sculpturales, les œuvres portent en elles un désir de penser autrement et de passer à l’action. L’humain comme agent structurant se trouve au cœur de ces productions artistiques, lesquelles se recoupent sous divers aspects et s’interpellent sur le plan idéologique. CROIRE suppose également des intuitions, mais rarement des certi- tudes. Voici donc un éventail de suggestions étrangement impératives qui incitent au renouvellement.
L’inclusion – pour une histoire polyphonique
Accroître la visibilité de certains groupes marginalisés fait partie des principales missions actuelles de l’art. Ce souci d’inclusion rend l’histoire polyphonique : les émetteur-rice-s, enfin multiplié-e-s, y reflètent la complexité et l’hétérogénéité du monde. Animée par une pulsion exploratoire féministe, Caroline Monnet adopte dans la vidéo Creatura Dada (2016) l’apolitique, pourtant politique, du dadaïsme au profit des femmes autochtones, ces grandes absentes. L’œuvre met en scène un univers anachronique et excentrique où six femmes des Premières Nations prennent part à un fastueux banquet. Dans cet espace au temps diffus où abondent champagne, huîtres et homards ainsi que plusieurs autres symboles évocateurs, la puissance féminine intergénérationnelle est célébrée afin d’inverser les rapports de force et d’imaginer la société sous un jour nouveau. Dans ce même esprit de changement de paradigmes, JR s’intéresse aux visages de l’ombre. Ses collages de portraits plus grands que nature incorporent la beauté de la diversité humaine dans les paysages urbains et villageois. Pour son film Femmes héros (2010), il a photographié dans plusieurs pays des femmes ordinaires sur qui la vie collective repose. Avec Inside Out / sculpter le social (2011-2020), il déploie des stratégies caractéristiques de l’ère numérique. Misant sur la décentralisation et la notion de réseau, il met à la disposition des citoyen-ne-s des outils leur permet- tant de lancer des Actions de groupe dans le cadre d’un vaste projet planétaire qui fait valoir la pluralité et la cohésion sociale. Pour sa part, La Famille Plouffe poursuit avec Filent dessus, filent dessous (2020) son incursion dans le monde vernaculaire et la mémoire collective en s’inspirant cette fois d’une fresque brodée et diffusée dans la première mouture télévisuelle de Passe-Partout. Réalisée par une personne vivant avec une déficience intellectuelle, selon une technique propre à l’Atelier Le Fil d’Ariane, cette broderie à base de jute et de fils colorés s’y trouve réinterprétée et accompagnée d’objets de la collection du Musée POP. Ode à la douceur et à la simplicité, l’œuvre explore cette technique, valorisant l’univers créatif d’une microcommunauté somme toute vulnérable.
La parabole – faire sens et image
Il y a quelques décennies, le religieux structurait la vie. Pour parler du présent, Janet Macpherson revisite à sa façon la riche iconographie de son héritage chrétien. La procession d’un bestiaire, hybride et malmené, évoque aussi bien les grands pèlerinages et La parabole des aveugles de Bruegel que l’exode incessant des migrant-e-s contemporain-e-s. L’étrangeté de cette multitude en mouvement laisse percevoir la vigueur et la résilience naissant du métissage ainsi que la solidité paradoxale de ces petites créatures de porcelaine. Migration (2016-2020) nous remémore l’idée de confiance qui étaye le sens originel du mot croire. Quant aux œuvres de Joanne Poitras, elles ressemblent à des tumulus et suggèrent la présence d’un rituel. Elles témoignent de l’activité humaine et tracent le récit du paysage de l’Abitibi-Témiscamingue. Cet immense territoire, habité par les Premières Nations depuis huit mille ans, est la principale région où les victimes de la crise économique des années 1930, appâtées par l’Église et les entreprises, ont été incitées à s’établir. C’est à travers des icônes déchues du développement – vestiges carbonisés d’une église et monceau de scories, ces déchets toxiques largués dans l’environnement après l’extraction du cuivre et de l’or – que l’artiste rend compte de l’ambiguïté de nos quêtes et fait œuvre de mémoire.
Le recours au collectif – au-delà de soi
L’humain nourrit la crainte d’être touché par l’inconnu. Mais une fois entouré de ses semblables, évidemment hors des situations de pandémie, sa peur s’inverse ; elle devient une puissance qui lui permet de bousculer l’ordre des choses. Dans cette optique, Charlene Vickers partage la croyance en l’incarnation du territoire cette connexion entre le corps et la mémoire des terres ancestrales – et jette les bases du long processus de réparation menant à surmonter les conséquences du colonialisme. L’installation Speaking With Hands and Territories (2019-2020) s’inscrit dans la lutte contre l’extension du pipeline Trans Mountain sur les territoires des peuples Salish. Des boules de boue, façonnées collectivement et localement, rappellent la force solidaire du nombre et l’abstraction des frontières. Par ailleurs, arrimant chaises, mocassins – faits de textes et d’images provenant d’emballages de bière – et couvertures, Sleepwalking (2016) illustre les étapes vers la subversion de l’amnésie culturelle des Autochtones. Avec une certaine parenté d’esprit, l’ATSA crée dans l’espace public des situations et des contextes, à la fois pragmatiques et poétiques, pour activer la rencontre, la prise de conscience et le changement social. Le partage de nourriture, fondement du vivre-ensemble, est un déclencheur de la convivialité, qui s’avère un des défis primordiaux de l’humanité. La 9e BNSC propose une première présentation in muros du projet Le Temps d’une soupe qui, depuis 2016, a suscité des milliers de dialogues sur trois continents.
La déconstruction – les dessous des systèmes
Le système capitaliste originaire de l’Occident et ses excroissances planétaires – établissements financiers, institutions diplomatiques à l’étranger et multinationales – sont porteurs d’injustices et d’excès que de nombreux-euses artistes s’affairent à critiquer. Measures of Inequity (2016-2020), du duo Richard Ibghy & Marilou Lemmens, puise à même des graphiques et des diagrammes extraits de revues universitaires, de rapports et d’autres publications spécialisées afin de matérialiser, sous forme de sculptures, la mesure des inégalités selon un large éventail disciplinaire : économie, sociologie, gestion, études de genre, etc. Tirant leurs références des cent dernières années, leurs œuvres rendent visible la manière dont les spécialistes ont conçu et caractérisé la répartition et l’accès aux soins, à l’éducation, au revenu et à la richesse, par États et entre groupes sociaux. L’iniquité de même que les catastrophes environnementales et sanitaires révèlent l’échec flagrant de systèmes prétendument fondés sur des lois naturelles inéluctables. Si la fameuse main invisible de l’économie et les organisations qui en découlent relèvent des croyances plutôt que de la science, n’est-il pas possible d’envisager d’autres fictions ? C’est ce que postule Moridja Kitenge Banza avec l’ambassade de l’Union des États (2008-2020), une installation mimétique ironique où l’artiste désarçonne le modèle colonial et accueille les discours marginaux. Pour être transmise d’une culture et d’une époque à l’autre, la conception du monde propre aux sociétés occidentales a toujours été outrageusement simplifiée et adaptée à la commodité de schémas dualistes. Avec Entropé (2020), Patrick Bérubé parsème la salle d’indices et de références empruntées à la philosophie, à la mythologie et à la science. Il enchâsse des formes et des objets dans un imposant monolithe évoquant un serveur informatique. À travers les multiples liens et lectures possibles que suggère son installation, l’artiste met à nu l’abstraction binaire sur laquelle s’appuient nos vagues certitudes afin de soulever le doute et de faire ressentir les contradictions et le manichéisme exacerbé qui sous-tendent notre présence au réel.
La transformation – mettre en scène la matière
Les propriétés physiques et symboliques de la matière et le détournement du sens d’objets existants enrichissent le vocabulaire sculptural. C’est en investissant leur pratique dans le monde matériel que plusieurs artistes communiquent l’énergie et le pouvoir de transformation. Avec Panorama d’un cycle pop (2020), BGL illustre l’aptitude innée de l’être humain à se renouveler au fil du temps, faculté qui permet de garder espoir en l’humanité. À travers l’imagerie de danseur-euse-s grandeur nature, issus de lieux divers, se dessine un équilibre précaire, laissant présager, du moins en apparence, que tout fonctionne. La matière qui compose les personnages, le bronze, prend ici la forme de bâtonnets de popsicles usinés dans un esprit de faux semblant. L’œuvre articule ainsi une réflexion sur le poten- tiel de l’humain à élaborer, fabriquer et bricoler des codes et des rituels de toutes sortes afin de dissimuler sa fragilité. First Rain (2020) de Krishnaraj Chonat invite à une remise en question individuelle et collective de notre rapport à la consommation. Inspirée du Protocole de Montréal de 1987, un accord international sur la protection de la couche d’ozone, cette création donne à voir deux bancs de parc couverts de feuilles mortes. L’environnement propice à la contemplation, tel un espace pulmonaire urbain, trouve son prolongement dans une sculpture racinaire, à l’image d’un banian, arbre sacré envahissant et symbole de l’immortalité. Faite de tubes de cuivre recyclés provenant de conduits de climatisation, l’œuvre expose le paradoxe de la réfrigération et son impact sur le réchauffement climatique. L’art d’André Fournelle est né dans la mouvance de la sculpture engagée des années soixante au Québec. Recourant aux éléments premiers, cet artiste poursuit avec constance et témérité une quête qui s’apparente au Grand Œuvre des alchimistes : l’acte de transmuter le matériau vil en matière précieuse devient une métaphore des aspirations humaines à changer le monde. Ses œuvres, ancrées dans le réel, pointent un état de fait ou marquent la mémoire d’un lieu. Ainsi, Ligne d’or / Ligne de vie (2018) souligne la durée et la valeur aléatoires de la vie. Cette sculpture résulte d’une performance de fonderie, qui trouvera écho dans une création en public à Victoriaville au cours de l’année.