Texte de Geneviève Goyer-Ouimette
[Ils] rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins parfaite et plus libre. Nicolas Berdiaeff 1
Le Meilleur des mondes, roman d’anticipation d’Aldous Huxley, est une œuvre phare où sont imaginées les dérives du développement technologique. Ce récit plonge le lecteur dans une société où les humains sont « génétiquement modifés » et où la nature est suspecte. L’objectif est d’assurer le bonheur de chacun au service de la prospérité économique pour tous. Ce monde étouffe l’esprit critique; l’art est interdit et il n’y a plus d’artistes.
Imaginons qu’il y ait eu des artistes dans cet univers actif d’Aldous Huxley... Voilà la prémisse de cette édition de la BNSC. À la lumière de leurs œuvres respectives, douze artistes invités ont su interpréter le récit. Leurs propositions s’inspirent entre autres de la relation avec la nature, des dommages possibles du conditionnement idéologique et de la quête du bonheur à tout prix.
Le rapport ambigu avec la nature est un élément important du Meilleur des mondes. Pour son installation, Mathieu Valade s’est inspiré des embryons créés en laboratoire. Il y associe vie humaine et obsolescence programmée. Dans cette même perspective dissonante, Claire Morgan et Élisabeth Picard questionnent ce qui est naturel ou non. La première dispose des éléments de la nature dans un ordre cartésien industriel, et la seconde utilise des tiges de plastiques assemblées selon les règles de tissage de matière organique. Chez Christopher Varady-Szabo et Catherine Bolduc, le visiteur découvre l’étrangeté du paysage et l’inconfort qu’il suscite. Ce regard s’apparente à celui des humains issus des laboratoires lorsqu’on les sort de leur monde contrôlé. Varady-Szabo, avec ses sculptures à l’aspect d’architecture primitive ou de montagne roulante et Bolduc, avec ses végétations d’ombres, nous forcent à reconsidérer l’environnement sauvage. Il s’agit également du point de vue privilégié par Kim Adams, qui par ses maquettes, souligne l’incapacité humaine à s’installer dans la nature sans la modifier selon ses propres besoins.
Dans le travail d’Erika Dueck, de Karine Giboulo et d’Amalie Atkins, on retrouve des mises en scène qui semblent être issues du roman. Elles proposent des vues d’espaces incertains remplis d’archives en papier qui rappellent notamment les livres interdits chez Dueck, de représentations de conditionnement de l’humain comme une machine chez Giboulo, ou encore, d’humains non conditionnés et «sauvages» chez Atkins.
Le bonheur conditionné, tel que vécu par les héros du roman d’Huxley, a également été source de réflexions créatives. En effet, le soma, médicament du bonheur qui plonge ceux qui en consomment dans un sommeil paradisiaque, a retenu l’attention des artistes. C’est la vie exempte de souffrances et d’introspections qui a contribué aux créations d’Isabelle Gauvin et c’est davantage l’aspect d’anesthésie vis-à-vis du réel qu’on retrouve dans la pièce de Guillaume Lachapelle. Enfin, les œuvres de Paryse Martin s’offrent comme des plaisirs purs qui pourraient bien remplacer le soma, mais sans les effets secondaires.
Surtout, avancez avec curiosité dans ce Meilleur des mondes. Vous y avez droit..
Geneviève Goyer-Ouimette, directrice du CIRCA art actuel et membre du comité d’orientation artistique
et de sélection de la BNSC 2016
1 Cette citation écourtée provient du livre Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley; elle est en français dans la version originale de A Brave New World.