Shuyi Cao
Ardor of Unconformity
En géologie, une discordance de stratification constitue la manifestation physique d’une rupture dans le temps. L’ensemble des œuvres traite de ces discordances par le biais de matières disparates, de dispositifs temporels et de récits variés. Ces créations suivent une démarche de recherche élaborée par l’artiste dans son livre Ardor for Unconformity, et ont toutes été fabriquées avec des matériaux locaux et recyclés au cours d’une résidence de cinq semaines à l’Atelier Silex en 2024. La proposition se sert d’installations vidéo et de sculptures en céramique, en verre et au moyen de techniques mixtes pour explorer la discontinuité dans les sens, la connaissance et l’interprétation des mondes qui se trouvent en dessous et au-delà de notre existence.
À l’entrée de la salle, des panneaux de verre flotté aux formes variées sont délicatement maintenus par un assortiment de pierres taillées et de blocs de béton. Ces objets ont été réalisés sur place à Trois-Rivières, et incarnent l’histoire industrielle et artisanale locale. La première prise de vue de la vidéo Where the Secret Began in Ice présente divers plans d’eau du Québec, comme des lacs saumâtres, des cascades, des réservoirs et des rivières reliant des cours d’eau urbains. Le mouvement aquatique persistant évoque une époque où les continents s’entrechoquaient et se fragmentaient, constamment remodelés par les activités météorologiques, se brisant pour dériver vers la mer. C’est lors du retrait des calottes polaires à la fin de la dernière glaciation que la mer de Champlain s’est asséchée peu à peu, donnant ainsi naissance au fleuve Saint-Laurent, qui traverse les latitudes moyennes de l’actuelle Amérique du Nord. L’interaction des panneaux de verre superposés projette un paysage éphémère et fracturé sur les murs, faisant allusion à la création sans cesse renouvelée d’un monde à l’intérieur du cadre géologique. Les images changeantes de la vidéo font référence aux sources des éléments de l’exposition. Le récit matériel figure des lieux distinctifs de l’existence humaine et délie l’interconnexion avec notre rapport à la Terre dans une perspective temporelle profonde.
Ces résidus – issus de l’évolution interdépendante, passée et actuelle, de la terre et de la mer – se transforment en fossiles spéculatifs, véhicules d’innombrables temporalités. La sculpture sur pied Xenophora I a été façonnée avec des matériaux idiosyncrasiques, allant de fragments de coquillages et de bois flotté à du verre de plage et des conglomérats minéraux, tous recueillis sur les rives du fleuve Saint-Laurent. Par ces corps faits de bois de grève, les formes de l’œuvre font référence à Xenophora (qui signifie « porter des étrangers »), un genre de mollusque gastéropode marin qui agglutine des pierres, des morceaux de corail et des coquillages morts à la surface de sa coquille. De même, la sculpture suspendue Xenophora II combine des répliques en verre d’espèces de moules indigènes que l’on trouve à la fois dans l’État de New York et au Québec, deux régions traversées par le fleuve Saint-Laurent. Les moules symbolisent l’écosystème aquatique : elles métabolisent de minuscules algues, bactéries et détritus, oxygènent les sédiments des fonds marins et diversifient la vie sous-marine. Quand les corps mous de ces invertébrés se décomposent, les coquilles vides continuent d’afficher les marques des substances et polluants présents dans l’eau ainsi que les traces du changement climatique. La sculpture en terre cuite I Was Once Like You, exposée sur des briques de four recyclées, est composée d’un mélange d’argile tirée de la rivière Millette et du lac Saint-Pierre, deux plans d’eau environnants. La teinte rougeâtre caractéristique de cette glaise indique qu’elle provient de formations rocheuses sédimentaires qui se sont déposées dans l’eau de mer pendant la période de l’ordovicien. À cette époque, l’abondance d’oxygène dans l’air a entraîné une réaction du fer présent dans les roches qui a produit des oxydes ferreux. Indice de l’oxygénation de l’atmosphère terrestre, cette argile rouge marque le début des systèmes vivants complexes qui existent aujourd’hui. L’agencement énigmatique de la sculpture évoque les liens ancestraux inconnus qui remontent aux origines des toutes premières formes de vie sur notre planète.
La seconde moitié de la vidéo Where the Secret Began in Ice passe progressivement à des séquences microscopiques qui rappellent des vues satellites de terrains éloignés ou encore des épines cristallines faisant partie d’anciens organismes. Ces images sont le résultat d’expériences de fusion de verre menées par l’artiste avec des morceaux de verre usagé non identifiables collectés sur différents rivages. Chacun de ces fragments trouvés porte l’histoire de l’époque et du lieu de sa création, depuis les composants minéraux des matières premières jusqu’aux processus industriels de fabrication et de recyclage. Soumises aux températures de chauffage et de refroidissement du four, les pièces vitreuses se dilatent et se contractent à des rythmes différents, ce qui provoque des fissures qui soulignent leur incompatibilité. Ces fêlures, souvent considérées comme des défauts ou des imperfections dans la fusion du verre, sont mises en scène dans l’installation tels des microcosmes de forces inhumaines : les mouvements tectoniques grinçants, la masse écrasante et le compactage historique ainsi que l’incessante turbidité de la mer. Dans l’installation sculpturale Precarious Coalition, les éléments en verre fusionné saisissent bien la convergence d’échelles incompatibles et sont délicatement suspendus au plafond par des chaînes de fours industriels. Les tensions et les fractures qu’ils contiennent sont éclairées du dessous par un caisson lumineux. L’image affichée sur ce caisson ressemble étrangement à des géodes, des membranes cellulaires microscopiques, des paysages aériens et des fossiles d’organismes primordiaux. Elle est générée par un réseau neuronal d’apprentissage profond basé sur un ensemble de données réunies à la main par l’artiste à partir de sa recherche matérielle et de textes indicatifs ; ces informations lui font envisager un écosystème théorique où des formes de vie indéfinissables émergent et subissent des métamorphoses au fil de différents chemins évolutifs. Cette œuvre de fiction fossile montre une échelle de temps comprimée et accélérée qui reflète notre monde de plus en plus technologisé – et les failles qui provoquent notre création de sens et notre production de connaissances.
An unconformity in the realm of geology is a physical sign of a break in time. The exhibition contemplates unconformities with disparate matters, varied temporal devices and narratives. The works continue a line of inquiry developed in the artist’s book Ardor for Unconformity and are all crafted with locally sourced and recycled materials during a five-week residency at Atelier Silex in 2024. Spanning video installation, ceramic, glass and mixed-medium sculptures, the presentation delves into discontinuity in senses, knowledge, and interpretations of worlds beneath and beyond our existence.
At the entrance of the exhibition, panels of float glass with varied shapes, are delicately held together by an assortment of carved stones and concrete blocks. All sourced on-site at Trois-Rivières, these objects embody the local industrial and artisan histories. The video Where the Secret Began in Ice starts with various bodies of water in Quebec, including brackish lakes, waterfalls, reservoirs, and rivers connecting urban waterways. Constantly reshaped by both meteorological and human activities, the persistent movement of water evokes a time when continents collided and fragmented, breaking to wander the sea. It was during the retreat of the ice sheets at the end of the last glacial period that the Champlain Sea gradually drained, giving rise to the St. Lawrence River that traverses the middle latitudes of present-day North America. The interplay of layered glass screens casts an ephemeral, fractured landscape onto the surrounding walls, alluding to the relentless worldmaking within the geological frame. The changing landscapes in the video imply the sources of elements featured in the exhibition. Appearing as distinctive locations to our existence, the material narrative unfolds the interconnectedness of earthly matters from a deep time perspective.
These residues from the evolving past and present between land and sea, blossom into speculative fossils, as the carrier of innumerable temporalities. The standing sculpture Xenophora I is crafted with idiosyncratic materials from shell fragments, driftwood, to beach glass and mineral conglomerates, collected from the shorelines along the St. Lawrence River. With the bodies constructed with driftwood, the gesture of the sculpture references Xenophora (meaning “bearing foreigners”), a genus of marine gastropod molluscs that attach stones, bits of coral, and dead shells to their outer surface. In a similar vein, the hanging sculpture Xenophora II combines glass replicas of native mussel species found in both New York and Quebec, as the St. Lawrence River traverses both regions. Mussels symbolize the aquatic ecosystem, as they metabolize tiny algae, bacteria and detritus, oxygenate bottom sediments and diversify the underwater lives. As the soft bodies eventually decay, the shells of these marine invertebrates become recording devices of substances and pollutants present in the water and trace of climate change. The earthenware sculpture I Was Once Like You displayed on recycled kiln bricks is made with a mixture of clay collected locally from Millette River and Lake St-Pierre. The distinct reddish hue observed on the clay's surface signifies its sources in sedimentary rock formations that were once deposited above seawater during the Ordovician period. This era was characterised by abundant atmospheric oxygen, causing the iron present in the rocks to react with the oxygen and form iron oxides. As a marker of the oxygenation of the Earth's atmosphere, this red clay indicates the beginning of complex life systems that exist today. The sculpture's enigmatic form evokes a sense of untraceable ancestral connections that extend back to the origins of the very first life forms.
The second half of the video Where the Secret Began in Ice gradually transitions to microscopic footage reminiscent of satellite views of estranged terrains, or crystalline spines found in ancient organisms. These visuals are the result of the artist's glass fusing experiments with waste glasses of unidentifiable origins, collected from various shorelines. Each of these found glass carries a story about the time and place of its creation, from the mineral components in raw materials to the industrial manufacturing and recycling processes. When subjected to the heating and cooling temperatures of the kiln, the glasses expand and contract at varying rates, resulting in cracks that outline the incompatibility. These cracks, often seen as flaws or imperfections in glass fusing, are staged in the installation as microcosms of the inhuman forces, such as grinding tectonic shift, crushing mass and epochal compaction, and the ceaseless turbidity of the sea. In the sculpture installation Precarious Coalition, the fused glass pieces, capturing the convergence of incompatible scales, hang delicately with industrial furnace chains, draping from the ceiling. The tensions and fractures within them are illuminated by a lightbox positioned beneath. The image displayed on the lightbox bears an uncanny resemblance to geodes, microscopic cell membranes, aerial landscapes, and fossils of primordial organisms. It is generated by a deep-learning neural network trained on a handmade dataset derived from the artist's material research and text prompts, which envision a speculative ecosystem where indefinable life forms emerge and undergo metamorphosis along diverse evolutionary paths. As a work of fossil fiction, it encapsulates an accelerated and compressed timescale that reflects our increasingly technologized world and consequential fissures in our sense-making and knowledge production.
Biographie
Shuyi Cao est une artiste basée à New York dont la pratique explore les approches alchimiques du matériau, de la matière et de la connaissance par osmose. Elle examine, par le biais de spéculations archéologiques et de fictions écologiques, les relations poreuses entre les sciences, les technocultures et les cosmologies. Son travail a fait l’objet d’expositions internationales, notamment dans de récentes expositions individuelles et en duo au Hive Center for Contemporary Art et à Para Site, ainsi que dans des expositions collectives au Aranya Art Center, au Hyundai Motorstudio Beijing, au Today Art Museum, au Ming Contemporary Art Museum, au Long March Space, au Chronus Art Center, au Banff Centre for the Arts, à la 13e Biennale de la A.I.R. Gallery et au MASS MoCA, entre autres. Elle est professeure adjointe invitée au Pratt Institute.
Shuyi Cao is a New York-based artist whose practice explores alchemical approaches to material, matter and knowledge osmosis. Through archeological speculation and ecological fiction, she contemplates the porous relations between sciences, technocultures, and cosmologies. Her work has been exhibited internationally, including recent solo and duo exhibitions at Hive Center for Contemporary Art and Para Site, group exhibitions at Aranya Art Center, Hyundai Motorstudio Beijing, Today Art Museum, Ming Contemporary Art Museum, Long March Space, Chronus Art Center, Banff Centre for the Arts, A.I.R. 13th Biennale, MASS MoCA, among others. She is a visiting assistant professor at Pratt Institute.